MP #16 - Fast furniture, fast deco, quels combats ?
Surproduction, marketing agressif et IA sont les recettes du fast design
Alors qu’une loi historique - bien que relativement tardive - contre la fast fashion vient d’être adoptée en première instance à l’Assemblée nationale, qu’en est-il de la fast furniture ? Et que signifie ce terme ?
📈Basée majoritairement sur la copie de modèles existants, la fast furniture s’appuie sur un schéma de conception et de fabrication accéléré, aboutissant à des reproductions de mobiliers aux modes de production comme de consommation peu vertueux. (Voir le reportage Deco pour tous, l’envers du décor)
Rapide et facile à se procurer, le panel de mobiliers (de type fast furniture) mis à la disposition des clients, l’est tout autant à jeter : en grande majorité de piètre facture, ces meubles sont non seulement peu solides et irréparables mais surtout très vite démodés.
Des répercussions écologiques et des pollutions bien souvent reléguées à d’autres pays, tout du moins en phase de production, invisibilisant au passage des conditions de travail et des salaires intolérables.
🚧 De plus, des problèmes de santé sont également à imputer à ce type de mobiliers à cause des produits chimiques utilisés pour leur confection (COV, mousse chimique, plastique…), tout comme des problèmes de sécurité dus à leur mauvaise fabrication (plusieurs accidents auprès de jeunes enfants ont été relatés, ce qu’explique notamment cet article-ci).
En 2020 et 2021, lors de la pandémie de Covid-19, les consommables de la “fast” ont gagné du terrain. Leur atout ? Des ventes qui se déroulent uniquement en ligne via des marketplaces, comme Amazon, Cdiscount, Temu ou Shein.
🏚 Un modèle idéal en tant de crise, et alors que toutes les boutiques physiques considérées comme non essentielles n’ont eu d’autres choix que de fermer leurs portes.
Mais le plus surprenant en cette période fut l’explosion du marché de la fast furniture : au cours des confinements successifs, l’obligation à une vie recluse “chez soi” a fait de l’aménagement et de la décoration intérieure un enjeu d’ordre majeur pour améliorer le confort et l’aspect esthétique de nos intérieurs.
💰 Un engouement qui a encouragé certains acteurs d’autres secteurs à se rallier à ce marché juteux, saisissant là, l’opportunité de faire fructifier leur chiffre d'affaires (on pense notamment à Mango Home créé en 2021).
Or, selon Deana McDonagh (professeure de design industrielle à l'Université de l’Illinois Urbana-Champaign), une grande part des pièces de fast furniture vendues pendant le confinement du Covid-19 a été conçue pour ne durer que cinq ans ; ce qui laisse attendre une mise à la benne record d’ici peu.
🔎 À noter :D’après un rapport de l’Adème, sur toutes catégories confondues de meubles, 3,29 millions de tonnes d’éléments d’ameublement ont été mis sur le marché en 2021.
Quels sont donc les mécanismes ou les mis en cause de l’émergence de pareils phénomènes ?
Au banc des accusés, la place du marketing y joue un rôle central. Véritable créateur ultra-innovant de désirs, il est capable avec les médias - son allié imparable - de provoquer chez les consommateurs des réflexes d’achats irrépressibles.
🖥 Catalogues, affiches publicitaires comme web séries ou émissions télévisées… promeuvent des modes de vie et des styles vestimentaires diffusés à très grande échelle : ils façonnent des effets de modes - non sans impact.
D’IKEA, précurseur en matière de fast-furniture comme de marketing, notamment avec son magazine culte d’environ 370 pages (distribué jusqu’en 2020 à près de 200 millions d’exemplaires), à Playboy, magazine à l’influence incomparable sur les modes de consommation (pour aller plus loin sur le sujet, lire l’ouvrage L’univers Playboy : un intérieur intégral) ; donner à voir, permettre de se projeter, faire rêver via des images et des slogans publicitaires, sont autant de stimuli auxquels il est difficile de résister.
Si aujourd’hui c’est davantage en ligne que tout se déroule, notamment via les réseaux sociaux comme Instagram, Pinterest, TikTok… ou les chaînes télévisées, dont l’important audimat lors d’émissions de décoration atteste d’une véritable effervescence pour le sujet ; les mécanismes à l'œuvre restent les mêmes.
📱Comme pour le prêt à porter, ces mises en scène contribuent de manière considérable à l’attrait pour la fast déco : “Être présent sur les réseaux sociaux, voilà le nouveau graal des marques d’ameublement et de décoration. C’est là que c’est forgé l’idée, que posséder un intérieur accueillant était la clé du bien-être.”
Une stratégie marketing adoptée par de nombreuses marques d’ameublement, à l’image de Conforama - premier groupe français à avoir déployé dans les années 60 des boutiques de type fast déco - et qui a fait de la communication digitale un de ces angles d’action majeurs pour attirer plus de clients dans ses boutiques.
Achat dans une méga-boutique ou en “1 clic”, le rôle des médias sociaux reste prépondérant dans nos manières de consommer, de s’habiller et d’habiller notre intérieur.
Or, leur impact n’est pas simplement de rendre tous nos intérieurs tristement uniformes, ceux-ci tendent surtout à uniformiser un modèle de production et de consommation mondialisé et destructeur pour la planète, où meubles et objets de décoration voyagent en avion, d’un continent à un autre, comme nous humains.
📦Les deux plus grosses plateformes marchandes que représentent actuellement, Shein et Temu, sont l’exemple incarné de ce modèle puisqu’elles délivrent à elles deux, environ 600 000 colis chaque jour rien qu’aux Etats-Unis - soit 30% des colis d’une valeur marchande inférieur à 800$ circulant quotidiennement.
Faiseurs de tendances, ces deux marketplaces au don d’ubiquité délivrent de très nombreux colis au contenu produit dans les pays d’Asie (Thaïlande, Vietnam, etc., la Chine étant le plus gros producteur), mais aussi un grand nombre de contenus sur le web afin de capter un maximum d’acheteurs partout dans le monde.
La généralisation de la fast-furniture, nous dirige-t-elle vers une fast-conception voire vers une décoration automatisée ?
Efficacité, rapidité et virtualité sont ainsi devenus les maîtres mots du secteur de l’ameublement en à peine deux décennies.
Ce que confirme l’engouement par les acteurs de la fast déco pour l’automatisation de la décoration intérieure rendue possible grâce à l’aide d’IA, ou encore la pré-déco encouragée via des outils et catalogues en ligne qui permettent d’accélérer le choix des clients.
🏅À l’instar d’IKEA - toujours pionnier quand il s’agit de favoriser le renouvellement permanent de notre décoration intérieure - avec son robot doté d’une intelligence artificielle nommé Billie, tout est mis en œuvre pour que fast déco rime avec fast conception.
Il est ainsi dorénavant possible, pour tout acheteur en recherche d’idées, de tester virtuellement différents aménagements, de créer des vues en 3D, d'y intégrer divers modèles de mobiliers, et cela grâce à des outils numériques faciles d’accès ; ce qu’offrent Home Designs Ai ou Geppeto’s interior AI pour n’en citer que quelques uns.
🛋 D’autres sites tels Home By Me proposent quant à eux, un catalogue virtuel d’agencements intérieurs et de mobiliers, ce qui permet de faciliter la projection dans l’espace et encourage l’achat perpétuel de nouveaux éléments de mobiliers.
À noter également : des fake objets et espaces intérieurs au design “léché”, réalisés en 3D (de plus en plus souvent par une IA) dépeignent la toile dans l’unique objectif de tester le marché ou de faire l’actu.
Dans cette course à la visibilité, de plus en plus de groupes font également appel à des influenceurs à l’auditoire important et surtout qualifié, afin d’augmenter leur image sur la toile et in fine, faire fructifier leur commerce.
On peut de nouveau prendre Ikea comme exemple, qui en 2020 a mis en scène dans les vitrines de ces magasins, l’aménagement intérieur (“made by Ikea”) de son influenceuse virtuelle.
📌Mais alors que beaucoup s’appuient sur cette stratégie, la restriction sur les influenceurs en cours de négociation dans le secteur de la fast fashion laisse poindre un possible bouleversement de cette pratique dans les années à venir.
On note également un problème récurrent liés à tous ces outils virtuels : ils ne sont capables ni de prendre en considération ni d’évaluer les ressources mises en jeu, pas plus que l'impact écologique du projet et les usages réels du lieu à aménager.
Quelles sont alors les solutions face à pareille accélération du secteur ? Que faire pour réorienter les modes de production et de consommation vers un modèle plus vertueux, éco-responsable et surtout durable ?
👉 Voici quelques leviers sur lesquels agir :
1 - Activer et s’appuyer sur le cadre législatif
En tant qu’architectes d'intérieurs et designers, s’intéresser aux lois pour les comprendre et s’en saisir, est un important levier sur lequel agir afin de faire évoluer concrètement nos comportements et nos manières de faire. Si dans le secteur textile, la loi actuellement soumise au vote pour lutter contre la fast-fashion montre qu’il est bel et bien possible de renverser nos modes de production et de consommation, à la fois aliénants et destructeurs, en tant que concepteurs (tout domaine confondu) communiquer sur ces avancées se révèlent tout aussi essentiel. Le travail mené par Victoire Satto au sein de son média The Good Goods, pour “une mode fondée sur des preuves” en est une belle illustration.
2 - Limiter la publicité et les informations trompeuses
Si à regarder de plus près dans les lois, décrets et arrêtés précédemment amendés - tels que la loi AGEC (Anti-Gaspillage et Economie Circulaire) de février 2020 - des réglementations existent déjà pour contraindre ce système ultra-rapide de la fast deco ou fast furniture à prendre davantage en considération ses externalités négatives, le phénomène le plus agressif restait jusqu’alors que trop peu concerné, à savoir : la publicité !
Fort heureusement cela est en passe de changer, puisque les députés européens du Parlement ont approuvé de nouvelles mesures pour lutter contre le greenwashing (ou écoblanchiment) et l’obsolescence programmée :
les allégations écologiques trop “floues” ou “trompeuses”, affichées sur les étiquettes ou publicités seront bannies
les allégations d’impact environnemental neutre ou positif basées sur la compensation des émissions de CO2 vont disparaître
les allégations de durabilité non prouvées ne pourront être affichées
les labels de durabilité devront faire leur preuve en s'accommodant d’un plan aux performances environnementales réaliste et en se confrontant à des certifications plus rigoureuses
la publicité pour des produits présentant des caractéristiques de fabrication nuisibles au fonctionnement de ceux-ci sur une longue durée sera interdit
la promotion de produits réparables alors qu’ils ne le sont pas sera également proscrite
3 - Faire de la pédagogie autour de l'effet “Wahou” déconnecté de la réalité
Bien que les images 3D générées par IA soient l’objet d’un effet “wahou”, tant leur vue est alléchante, il existe un gap entre ce qui peut réellement être réalisé et ce qu’elles proposent. Les aménagements intérieurs proposés par une IA, aussi jolis soient-ils, posent de plus un problème majeur : les données environnementales ne sont pas prises en compte.
Incapable de réemployer comme de concevoir à partir d’éléments non standards, l’IA ne sait que produire en se basant sur un catalogue de mobiliers et d’usages bien définis. Ce qui, non seulement, amène à consommer davantage de mobiliers de type fast furniture (plus standardisés et donc facilement débusquables), mais également, ne permet pas de prendre en compte les usages spécifiques d’un lieu ou d’intégrer à la conception un diagnostic réemploi.
Pour lutter contre ce phénomène, deux options :
Oeuvrer pour légiférer l’usage de l’IA dans la conception d’espace
Faire de la pédagogie, notamment en expliquant l'impact réel de ces images en 3D fictionnelles VS la réalité de l’impact d’une réalisation d’espace
4 - Et bien entendu, mieux vaut réemployer, réparer ou alors acheter du mobilier éco-conçu plutôt que celui issu de la fast furniture.
Ce que nous avons déjà exprimé dans de précédentes newsletters, notamment celle-ci : Meubler sous contraintes écologiques : quel rôle pour le·s designer·s ? - Matières Premières by Emilieu (emilieustudio.com)
Voir également Le guide d'éco-conception pour les mobiliers meublants
Pour aller trop loin !
Dorénavant tous sous algorithmes ? C’est en tout cas ce que tentent de mettre en place les géants de la fast, que sont Shein et Temu.
Leur fond de commerce ? Modifier et bouleverser les modèles économiques, en usant notamment magistralement et (trop) intensément des réseaux sociaux de sorte à capter un maximum de données possibles pour adapter leur offre. Viral et addictif, ces deux marketplaces leaders du marché mondial causent de nombreux problèmes (écologiques, étiques, comportementales…).
Pour en découvrir plus sur leur manière de faire, voici deux articles critiques à lire avec succinct aperçu de leur contenu :
Les ravages derrière l'ascension fulgurante de Shein :
“Shein, de son côté, passe des commandes de 100 pièces ou moins, ce qui lui confère une plus grande souplesse. Le distributeur chinois s'appuie notamment pour cela sur des outils d'intelligence artificielle (IA) qui recueillent et analysent en permanence des données relatives aux comportements de ses propres clients sur son site web, aux résultats de recherche en ligne ou encore aux messages sur les réseaux sociaux.”Tout savoir sur Temu : ce site e-commerce chinois qui séduit autant qu’il inquiète
“ […] la plateforme a adopté un slogan éloquent : « achetez comme un milliardaire »”
“ «Cette application propose un défilement sans fin de suggestions d’articles à acheter, sur un mode ludique redoutable. » Le journaliste fait ainsi référence aux techniques de gamification opérées par Temu, qui renforcent son potentiel addictif. ”
Pour davantage d’infos sur les enjeux écologiques
dans le monde du design et de l'architecture intérieure
Bonjour Anaëlle, j'ai pu lire avec beaucoup d'intérêt votre article, il est très intéressant et complet, une perspective complète et structurée de ce phénomène inquiétant. Je vous remercie de nous avoir cités et de relier notre article dans le votre car, comme vous l'avez vu, nous sommes très sensibles à cette question. Notre article est celui-ci et nous sommes ravis qu'il ait attiré votre attention :-) https://fr.imagineoutlet.com/passion-mobilier/fast-furniture/