MP #18 - Design, eau et écologie, quels enjeux s'écoulent de nos robinets ?
C'est avec l'aide de Vassili Tchernitchko, jeune designer passionné de poignées et de tous types d'objets préhensibles, que cette newsletter a été imaginée.
⛲️ “Ouvrir les vannes”, “couler à flots”, “fermer le robinet de…”. L’eau irrigue la langue française d’expressions évoquant soit l’abondance, soit le libre cours.
Autant d’expressions dont les termes employés rappellent que, dans notre pays - comme presque partout en Occident et en Orient -, l’accès à l’eau est chose normale et ce jusque dans nos environnements intérieurs.
Coulant à flots chez certains, bien plus rare chez d’autres : quels enjeux cristallisent cette ressource en eau au sein de nos intérieurs ?
De l’eau dans l’évier, de l’eau dans les WC ou dans la douche, de l’eau partout comme par magie ! Et courante, qui plus est.
🚧 Une eau avant tout synonyme de confort, qui peut parfois malgré tout devenir le pire ennemi d’un logement lorsque qu’infiltrations, fuites ou tâches d’humidité se déclarent, le rendant insalubre voire inhabitable tant l’humidité peut vite dégrader un bâtiment.
Une eau surtout accessible aujourd’hui dans nos logis, de manière si évidente qu’on en oublie que cela ne fut pas toujours le cas : il a fallu attendre la fin des années 80 pour que la quasi-totalité des Français jouissent de l’eau courante à domicile.
D’ailleurs, on ne sait bien souvent pas davantage d’où celle-ci provient, ni quel est son circuit depuis sa source (informations à découvrir en détail par ici), le robinet s’apparentant au bienfaiteur fournisseur.
“Le robinet domestique est un élément de confort moderne, somme toute assez récent. L'eau sort aujourd’hui directement à l’endroit voulu du logis sans que l’on se préoccupe de comment elle y arrive. Toutes nos interactions avec l’usage de l’eau se font par l'intermédiaire de la main et d’un robinet. L’eau qui sort du robinet domestique rend possible toute une série d’actions devenues si courantes dans notre quotidien. Pour se laver les mains, nettoyer des ustensiles ou des objets, cuisiner, hydrater, remplir une vasque ou un récipient ; autant d’actions qui semblent aujourd’hui indispensables et essentielles à l’hygiène et au confort de vie de l’humain moderne.”
cf. Attrape-moi si tu peux, Vassili Tchernitchko, 2022 - mémoire de fin d’études abordant notamment la question de l’eau domestiquée et de son contrôle via l’objet “robinet”
Si le robinet est le lien matériel qui nous raccorde à cette eau, tout ce qui est mis en œuvre pour y avoir accès et pour maintenir sa distribution - tel que le gigantesque réseau de canalisations blotti sous nos logis et dans nos murs – est totalement invisibilisé.
🔎 À noter :
À Paris, le vaste réseau de canalisations déployé au cours du grand plan de rénovation de la ville, lancé sous le Second Empire par Napoléon III et confié au baron Haussmann (Préfet de la Seine à cette époque), a d’abord atteint vers 1869 les 560 km de canalisations - ce qui a permis l’arrivée de l’eau dans tous les immeubles parisiens sans pour autant que grand nombre de particuliers n'en profitent encore car très peu étaient abonnés à un service de distribution d’eau à domicile.
C’est d’ailleurs également à ce grand projet de rénovation de Paris que l’on doit l’origine du réseau moderne des égouts, grâce à l’invention du tout-à-l’égout par l’ingénieur Eugène Belgrand sous l’impulsion d’Haussmann.
Aujourd'hui, ce réseau représente 2000 km de canalisations, pour Paris intramuros, et comprend de manière séparée, le réseau pour la distribution de l’eau courante et celui pour le déversement en station de traitement des eaux usées, plus communément nommé égouts.
Des eaux usées qui finissent majoritairement par être rejetées dans les rivières, tout comme l’eau courante de nos logis provient - avant d'être traitées - en grande partie de ces mêmes rivières et des nappes phréatiques !
L’invisibilisation systématique des infrastructures dans la ville et des équipements nécessaires dans nos logements pour son approvisionnement, son traitement et son stockage (exception faite du ballon d’eau chaude, généralement visible tant sa taille le rend difficile à dissimuler), a fait de l’eau un luxe banalisé.
🚿Un luxe qui coule à flots à en croire les chiffres, puisque bien que la consommation domestique se soit globalement stabilisée en France depuis 2012, autour de 148 litres d’eau potable par jour et par habitant, il est stupéfiant de constater que seul 7% de ce chiffre sert à notre hydratation et à notre alimentation tandis que les 93% restant sont dédiés à l’hygiène et au nettoyage de notre logement.
L’eau chaude est également un luxe trop souvent ignoré qui représente l’un des postes de dépense énergétique les plus importants de nos habitations.
🛁 D’après l’ADÈME, en 2019, l’eau chaude sanitaire représentait en moyenne par foyer, 21% de la dépense énergétique au sein d’un logement, contre 13% pour tout l’électroménager.
Quels enjeux alors pour la gestion de l’eau dans nos intérieurs ?
💧 Pour les designers, cette innovation - cette eau domestiquée - s’est rapidement révélée être une aubaine. Très vite, ils ont perçu en cet “or bleu” de nouveaux débouchés, de nouveaux objets à concevoir, faisant appel à la fois à une certaine ingéniosité technique et à des qualités esthétiques.
Dans la revue Esthétique Industrielle éditée au cours des années 50-60, on découvre dans un dossier sur « La prise en main » paru dans le n°49, qu’à partir de cette époque le robinet devient un sujet d’intérêt ; un objet pour lequel la forme et la fonction supplantaient voire occultaient la question de l’eau à proprement parler.
🚰 Le plus grand questionnement de l’époque pouvant se résumer par cette interrogation rhétorique, émise par l’auteur de l’article : « Quelle a été l’évolution des formes successivement réalisées pour accomplir cette simple opération : faire tourner un axe d’un ou plusieurs tours sur lui-même ? ».
Si l’esthétique et l’ergonomie de la robinetterie sanitaire ont ainsi primé, lorsque s’est démocratisé l’accès à l’eau dans nos intérieurs – ce que démontrent les deux expositions de Formes Utiles dédiées à la robinetterie, réalisées à 10 ans d’intervalle -, au vu de l’amoindrissement globalisé des stocks en eau, ce sont dorénavant d’autres enjeux que cette ressource doit susciter, spécialement chez les designers.
Récupération, restrictions, redistribution : quelle(s) stratégie(s) choisir pour la gestion de l’eau dans nos habitats ? Et surtout, quel rôle y jouer en tant que designer ou architecte d’intérieurs ?
🚽 En ouvrant les vannes des préoccupations écologiques, on découvre que nombre de problématiques découlant de cette eau domestiquée peuvent être liées à des objets de nos environnements intérieurs.
Autant d’éléments matériels sur lesquels designers ou architectes d’intérieurs, peuvent se sentir plus aisément en mesure d’agir.
👉Voici les principaux objets de cette réflexion :
1 - Les robinets sont souvent confectionnés en laiton (ou en Zamak pour sa version plus bon marché), ce qui leur confère une solidité d’usage avérée mais une résistance relativement limitée face au calcaire, présent en plus ou moins grande quantité dans le réseau d’eau français.
À la durée de vie limitée (environ 15 à 20 pour un robinet de cuisine), la robinetterie se révèle de plus être un élément bien souvent irréparable
2 - Les toilettes encerclent quant à elles une autre problématique, celle de la qualité de l’eau employée pour emmener au loin nos déjections. Traitée (c’est-à-dire potable comme l’eau qui sort de nos éviers ou de nos lavabos), cet emploi inutile d’eaux propres camoufle ici un autre enjeu, davantage culturel : celle de notre rapport à la couleur de l’eau.
Effectivement, avoir et apercevoir une eau qui soit jaune à marronnasse est trop peu coutumier de nos us et coutumes pour être toléré, même dans la cuvette de nos toilettes. Pourtant cela permettrait d’être économe en traitements et en eau potable.L’installation de WC de couleur foncé plutôt que blanc immaculé, apparait comme une solution pertinente pour amoindrir notablement cette intolérance à l’eau colorée. Sinon, il est aussi toujours intéressant de faire un peu de pédagogie et d’enseigner tout bonnement ce qu’implique l’emploi d’eau potable dans nos WC.
3 - Les canalisations présentes dans nos habitats ont plus d’une fois laissé transparaître des signaux de faiblesse allant d’un simple robinet qui goutte au dégorgement conséquent d’eau dans son intérieur (ou chez celui de son voisin), entrainant alors de lourds travaux de restauration. Car, comme grand nombre d’entre nous ont déjà dû en faire les frais, la réparabilité du réseau de canalisations pose souvent problème. La faute à leur installation dans nos parois- soit à leur invisibilisation à tout prix -, qui impose de percer une ouverture dans un mur à chaque nouvelle fuite.
Apprendre à apprécier l’esthétique de la tuyauterie apparente, voire en jouer, pourrait être à cet effet doublement bénéfique : avoir un accès direct aux tuyaux permettrait non seulement, d’intervenir pour une réparation dès les premiers signes de défaillance, mais aussi de faire prendre conscience que l’eau ne sort pas de nulle part.
4 - La technologisation des équipements de robinetterie sanitaire, notamment par l’installation de capteurs en tout genre et à foison, suscite également quelques remous, autant en termes de praticité que d’avantages écologiques avérés. Vendue comme offrant un système de diffusion ou d’accès à l’eau plus hygiénique puisqu’il n’y a plus aucun contact physique direct avec le robinet, mais aussi source de moins de gaspillage car l’eau se déverse dorénavant selon une quantité prédéfinie jugée idéale, ces dispositifs semblent en principe tout indiqués.
Cependant, ils se confrontent à de nombreux problèmes de compréhension par certains usagers (combien sommes-nous à avoir agité nos mains dans tous les sens et surtout dans le vent avant que de l’eau ne daigne sortir ?!) ou encore à des problèmes récurrents de mauvais fonctionnement. Ces dispositifs posent d’autant plus problème qu’ils rendent le fonctionnement des robinets inscrutables et difficiles à réparer, tout en renforçant davantage l’effet d’une eau qui coule comme par magie.
Pour faire le point ?
En suivant le cours de son histoire ainsi que son circuit, de sa source jusque dans nos villes, puis dans nos intérieurs, on constate que l’eau a cristallisé au fil des siècles de nombreuses réflexions sur la société.
De son puisement primaire dans les fleuves, puis au sein de puits et de bornes à eau ou de fontaines publiques, son emploi s’est intensifié au cours des XIXe et XXe siècles, notamment suite aux révolutions industrielles, à la construction d'aqueducs et de réseau d’égouts, mais aussi en réponse aux normes hygiénistes successivement entrées en vigueur.
L’article Transport et gestion de l’eau dans l’histoire nous embarque de l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne sur les traces de l’eau (à découvrir ici), tout comme cet autre article-ci (à lire par là).
-En 1930, seulement 23 % des communes disposent d’un réseau de distribution d’eau potable à domicile.
-En 1945, 70 % des communes rurales ne sont toujours pas desservies.
L’exposition Oh ! Ça ne coule pas de source, qui eut lieu à La fonderie à Bruxelles en 2022, proposait également un bon aperçu de l’arrivée de l’eau dans les logements de la capitale belge ; ce que l’exhaustif article à découvrir ici permet de revivre.
Pour en apprendre plus, mais cette fois-ci sur L’histoire de l’eau à Paris, une plongée sur le site éponyme n’est pas de trop pour naviguer dans cette riche épopée : des “sources du Nord”, vous embarquerez avec la Compagnie Générale des eaux, et d’autres à sa suite, sans oublier une inoubliable traversée de l’aqueduc de Lutèce, jadis existant en lieu et place de l’actuel Arcueil.
L’article La petite histoire de la salle de bain à travers les âges vous en apprendra, quant à lui, plus sur les normes hygiénistes qui menèrent à l’essor de la salle d’eau et de la salle de bain, et notamment sur le rôle que joua le rapport de l’être humain à son corps, ou encore celui de Pasteur dans sa démocratisation.
Pour aller plus loin !
Comme précédemment évoqué, l’eau relève d’un véritable défi pour notre époque. Voici quelques rappels, lectures, pistes d’actions, projet de designers - actuels comme passés - sur le sujet :
“Rafraichissez-vos connaissances” : la Terre est recouverte à 72% d’eau, mais seulement 2,8% de cette eau est douce. Qui plus est, cette eau douce est stockée au 3/4 dans les glaces et la neige… Des chiffres tirés de Eau secours ! Demain tous à sec à découvrir de toute urgence !
Une multitude d’infos sur l’eau, les sécheresses, les secteurs les plus consommateurs, les petits et gros gestes pour préserver cette ressource, les politiques et législations en cours, etc., sont présentées de manière ludique grâce aux infographies réalisées par “Qu’est ce qu’on fait ?! ” à partir des données de l’ADÈME
“En moyenne sur la période 2010-2019, la France a consommé 4,1 milliards de m³ d’eau par an. Cela représente plus d’1,5 millions de piscines olympiques !”
Comment récolter l’eau ? Que ce soit les eaux pluviales ou les eaux grises qui coulent dans nos canalisations ? L’ouvrage “Une anthologie pour comprendre les low-tech” de Clément Gaillard, propose quelques solutions à ce sujet, à la fois ingénieuses et plus sobres.
En voguant sur cette mer d’informations qu’est le web, différents sites internet se sont hissés à l’horizon : de Brico-plomberie à ForumConstruire, en passant par la présentation du Système Spareau par France Bleue. De nombreux et pertinents systèmes de récupération d’eau y sont détaillés.
Le Studio Idaë traite des enjeux et de la gestion de l’eau depuis déjà plusieurs années, plus particulièrement dans l’espace public. Les dispositifs imaginés pour sa gestion sont à découvrir ici et là.
Au cours de l’exposition Hôtel Métropole, présentée en 2018 au Pavillon de l’Arsenal, le studio Ciguë a mis en scène sa réflexion sur la chambre d’hôtel de demain, questionnant ces baignoires qui “se remplissent, se vident et se remplissent à nouveau.” Un projet à contre-courant à découvrir par ici.
Caroline Pultz et Corentin de Chatelperron ont comme nouveau projet commun de vivre dans un appartement 100% low-tech, en banlieue parisienne. Les mots d’ordre dudit projet : résilience et durabilité ! Une expérience à suivre de près autant pour la question de l’eau, de son alimentation à l’échelle de l’habitat, que pour découvrir d’autres modes de vie.
Et le mot de la fin afflue de Bill Watterson : « La créativité, ça ne s'ouvre pas comme un robinet, il faut l'humeur adéquate. »
Pour davantage d’infos sur les enjeux écologiques
dans le monde du design et de l'architecture intérieure