MP #11 - Pourquoi détruire et jeter est-il plus rentable pour des projets de design d’espace ?
Rémunération vs Écologie
♻️Bien que depuis le décret du 9 mars 2021 de la loi AGEC, le secteur public se voit contraint d’acquérir entre 20 et 40% d'éléments de réemploi -notamment d’équipements ou de mobiliers - dans ses projets de réhabilitation, tel n’est pas encore le cas pour le secteur privé.
Or, au vu de l’indexation du prix des prestations sur le pourcentage du montant réel des travaux, ce n’est pas les modes de rémunération qui vont changer la donne, puisqu’actuellement pour l’architecte intérieur : plus il détruit, plus il fait de frais et mieux c’est !
Ainsi, dans le secteur privé pour des clients particuliers, promouvoir une démarche écologique s’avère encore bien compliqué pour une multitude de raisons, mais avant tout bel et bien, pour son versant économique.
💸 Concevoir un projet qui cherche à avoir un impact positif coûte cher !
Ni forcément économiques pour les clients ni spécialement rentables pour les architectes d’intérieur, les projets écologiques peinent à se déployer.
Alors que faire ? Et tout d’abord, quels sont les enjeux liés à la rémunération de l’activité d’un architecte d’intérieur ?
🔎 L’architecte intérieur peut être missionné pour différentes étapes d’un projet, allant d’un simple rendez-vous de consultation, à l’étude du projet d’architecture jusqu’à la mission complète, c’est-à-dire de la conception à la livraison du projet.
Pour l’ensemble de ces étapes, l’architecte d’intérieur est libre de fixer ses tarifs et ses honoraires et de choisir - en concertation avec le client - le type de rémunération qui concorde le mieux avec le projet: payé à l’heure, au mètre carré, au pourcentage du montant total engagé pour le chantier (ce qui se fait dans la majorité des cas) ou au forfait.
Si tout cela semble être à l’avantage de l’architecte intérieur, dans le cas d’un projet écologique, le prix de la prestation est généralement sous-évalué car le temps réel de travail est conséquent et s’avère difficile à mesurer.
Préservation de l’existant, réversibilité, réemploi de matériaux ou d’éléments déjà présents, achats de seconde main ou bien de matériaux bio-sourcés, sont autant de manières de faire un projet écologique que le système opérant actuel entrave.
👉 Effectivement, pour oeuvrer de la sorte l’architecte intérieur se trouve confronté à différentes difficultés, dont voici les principales :
Actuellement en France, le mode de rémunération favorisé pour une mission complète est basé sur le pourcentage du montant total engagé, ce qui pousse l’architecte intérieur à toujours davantage détruire et consommer.
Il est plus avantageux de concevoir en catalogue de produits neufs, en reproduisant - lors de la conception - des styles architecturaux existants car non seulement, cela permet de rassurer le client, mais également l’architecte quant à la disponibilité des matières ; et in fine, de gagner du temps et davantage d’argent tout en détruisant encore davantage…
Fort d’un pouvoir de conseil important envers le client dans ses actes d’achats (notamment de mobiliers), l’architecte intérieur est parfois rémunéré sous forme de rétrocommissions ou “ristournes” par certains fournisseurs (ou marques), pour ses prescriptions de produits neufs (de ladite marque) ; minimisant les chances d’achats en seconde main dont les marges sont plus fluctuantes, si ce n’est nulles.
Vendre un projet écologique, demande à former le client à une certaine part d’inconnu : le projet n’est plus une simple présentation de planches tendances. En s’appuyant sur un contexte précis et au vu des “trouvailles” (gisements de réemploi, etc.), le rendu final du projet va évoluer tout du long de son avancement, or cela demande une certaine flexibilité de la part du client, ce qui n’est pas toujours évident.
Le coût des matériaux issus de l’industrie pétro-chimique étant nettement moins élevé que celui des matériaux “écologiques” ou bio-sourcés, ils sont encore bien souvent privilégiés.
Certaines exigences réglementaires et juridiques encouragent également l’architecte intérieur à se tourner vers du neuf pour certains éléments (par exemple des portes coupe-feu, l’isolation, etc.),et cela afin de respecter les normes sécuritaires à l'œuvre : l'absence de garantie pour des éléments issus du réemploi étant l’un des freins majeurs.
L’achat d’éléments en réemploi ou de seconde main requiert généralement de stocker ces divers éléments sourcés au cours du projet, ce qui peut engendrer des frais supplémentaires. À cela s’ajoute le fait qu’acheter en réemploi ne veut pas nécessairement dire moins cher, tout comme la réparation ou la revalorisation peuvent parfois égaler le prix du neuf.
Le réemploi ou la rénovation nécessitant plus de temps - surtout en phase de conception mais aussi en phase de réalisation - cela incite à concevoir davantage un projet “sur mesure” et contraint ainsi, à trouver la matière et le mobilier à réemployer, mais également des artisans compétents et engagés dans cette démarche (ce qui s’avère plus rare à dégoter).
La mesure d’impact carbone, qui aspire à être de plus en plus systématisée lors de la réalisation de projets, s’avère à l’heure actuelle être une tâche encore difficile à mettre en œuvre de par sa complexité et la différenciation des diagnostics menés. De plus, cela va représenter un coût supplémentaire qui tend à discriminer plus encore les petites agences.
📍Tant d’obstacles pour décarboner un secteur dont les incidences négatives ne sont pourtant plus à démontrer.
Alors que faire ? Quelles sont les solutions aujourd’hui pour un architecte d’intérieur ? Quels leviers faudrait-il activer pour favoriser des projets écologiques au sein de nos intérieurs ?
Voici quelques conseils.
👉 Levier fiscal :
1 - Baisser la TVA des matériaux bio et géo-sourcés comme cela est réclamée par le collectif Frugalité Heureuse et Créative, dans une pétition pour “le durable au prix du jetable” (réduction de TVA de 10 à 2,1 % pour tous types de travaux en réhabilitation et de 20 à 5,5 % pour tous types de construction neuve), mais également ceux issus du réemploi.
👉 Leviers économiques :
2 - Proposer un bonus sur la rémunération “éco-conception” quand le projet ne dépasse pas l'enveloppe initiale fournie pour les travaux.
3 - Passer au forfait journalier lors de la phase de conception de projet afin de comptabiliser le temps de travail réel.
4 - Dans le devis, réduire le temps passé à réaliser des moodboards et ajouter une ligne diagnostic “réemploi et sourcing de matériaux bio-sourcés” sur la phase projet.
👉 Leviers pédagogiques :
5 - Systématiser les assistances à maîtrise d’ouvrage en réemploi pour des (ré)aménagements intérieurs missionnés dans le privé.
6 - présenter les préceptes de cette démarche, ainsi que ses enjeux par rapport à un projet “classique”, quelque soit le type de clients.
7 - Faire de la pédagogie sur les méthodes de conception et le temps conséquent à passer lors de la réalisation de projets écologiques.
👉 Leviers stratégiques :
8 - Pour les plus petits projets, intégrer dès le début de la phase de conception les entreprises qui auront à réaliser le projet afin d’anticiper au mieux les coûts et la faisabilité du projet.
9 - Laisser de la flexibilité sur le planning et avertir le(s) clients de ce fait/précepte : les retards au cours d’un projet écologique ne peuvent être des malus !
10 - Soutenir et/ou oeuvrer à une meilleure accessibilité des informations utiles et nécessaires sur les éléments issus du réemploi, afin de favoriser davantage leur acceptation et leur homologation au niveau réglementaire
👉 Levier esthétique :
11 - Initier le(s) destinataire(s) du projet à apprécier les défauts comme les décors ou les marques du passé.
👉 Leviers pragmatiques :
12 - Changer sa manière de faire projet en acceptant de ne pas totalement tout maîtriser et en laissant le projet ouvert.
13 - Être plus attentif et accorder davantage de son temps à la coordination des différents acteurs, de sorte à ce que le projet s’adapte sans entrave à cette “flexibilité” du planning.
Pour faire le point !?
Aux prémices de sa mue écologique, le secteur de l’architecture intérieure reste encore quelque peu avare en termes de données, d’exemples, de recherches ou de papiers, traitant de ce sujet et sur lesquels s’appuyer.
Intégration d’éléments de réemploi, emploi de plus de matériaux bio ou géo-sourcés, préservation de ce qui est déjà là, mise en oeuvre d’étude d’impact carbone sont autant de manières de faire qui manquent à l’imaginaire collectif pour donner l’élan nécessaire à une véritable percée écologique.
Voici tout de même, quelques briques sur lesquelles prendre appui dès la conception, pour bâtir les fondations de ces nouveaux types de projets d’aménagements intérieurs, plus responsables et désirables.
La Maison des Canaux - dite “maison des économies solidaires et innovantes”- est une vitrine de l’économie circulaire, en particulier pour les secteurs du bâtiment, du mobilier et du textile ; c’est une représentation parfaite d’un projet pensé de A à Z de manière écologique et intégrant une forte proportion d’éléments en réemploi.
Envie le Labo pour lequel le Studio Idaë a été missionné, est un espace-vitrine du réemploi et cela jusque dans ses propres vitrines ; sa propre devanture à la scénographie très pédagogique. Cinq équipements (faisant parties de ceux qu’Envie est à même de réparer) apparaissent sous une forme décomposée, mettant ainsi à la vue de tous, l’ensemble de leurs composants en vues “éclatées”.
Pour aller plus loin !
Voici quelques recommandations de lecture, pour donner matière à penser (plutôt que d’en dépenser à outrance) :
Le rapport Économie circulaire réversibilité, confié au groupement Setec, à REMIX (“bureau d’études œuvrant au développement des pratiques de réemploi des matériaux de construction”) et à Amandine Masson, a été commandité par l’Adème dans le cadre d’une mission d’état sur les lieux des actions d’économie circulaire dans le secteur du bâtiment. Il offre un recueil de bonnes pratiques et de pistes d’actions au sein de ce secteur.
Le document, Démarche Réemploi pour les projets de petite échelle, proposé par Mobius sur leur page intitulée Boite à Outils (ou d’autres documents intéressants sont également à découvrir).
L’ouvrage collectif Intégrer l’économie circulaire, issu de la librairie de l’Adème.
Le tout récent ouvrage Le tour des matériaux d’une maison écologique de la coopérative Anatomies d’Architecture.
La pyramide des matériaux de construction (à découvrir davantage ici) permet de constater de manière très visuelle et en fonction des impacts sélectionnés, un classement du “pire” au “moins pire” des matériaux ; du plus mauvais élève aux élèves les plus écolos.
L’article scientifique Réemploi et Préfabrication, en quoi la préfabrication engendre-t-elle un potentiel et une source de réemploi en architecture? co-rédigé par Ingrid Bertin, Florence Lipsky et Jean-Marc Weill, offre une autre hypothèse d’action à venir. Pour la mise en place d’un réemploi plus durable dans le secteur du bâtiment, pour le passage accompli de la démolition à la déconstruction, les auteurs vantent le potentiel de la préfabrication.
"La préfabrication est perçue aujourd’hui comme une optimisation technique ou économique en vue de gagner du temps et/ou de l’argent sur le chantier. Demain, la préfabrication deviendra un enjeu environnemental et durable (pérennité des éléments préfabriqués à travers leur réemploi). Un objet préfabriqué génère plusieurs vies fabriquées.”
Le dossier Construction21 intitulé Le réemploi : de l’expérimentation à la massification édité par Batylab, le réseau des bâtisseurs durables, présente un rapport très complet sur le réemploi, mais davantage à l’échelle du bâtiment tout entier. Cela dit, parmi les leviers et les freins évoqués, plusieurs se recoupent avec ceux précédemment évoqués au sein du secteur de l’architecture intérieure.
Le document a de plus, la spécificité d’apporter des cas d’études précis, d’analyser l’impact de lots de réemploi ou de typologies de matériaux basés sur des chantiers d’aménagements réels, d’offrir des retours d’expériences, des données qualitatives contraintes à des régions françaises ou bien encore, de soumettre quelques articles sur ce vaste sujet.Et pour la dernière info de cette newsletter, voici le signe d’un changement positif tout juste palpable dans ce domaine : c’est le lancement prévu pour début 2024 d’une formation de Technicien·ne du réemploi des matériaux du bâtiment.
“Une formation qui ouvre vers les nouveaux métiers du diagnostic ressource (en cas d'intervention sur un bâtiment existant) de la déconstruction sélective des matériaux pour aller vers leur réemploi.”
Pour davantage d’infos sur les enjeux écologiques
dans le monde du design et de l'architecture intérieure